Pour nos 5 ans, les lectrices et lecteurs des Jours nous ont fait le plaisir de nous raconter ce qu’ils préfèrent chez nous et pourquoi, leurs séries favorites, celles qu’ils conseilleraient… Les réponses sont à lire dans l’épisode précédent (« “Les Jours” en mode jouristes »)
S’ancrer ainsi dans un sujet, c’est ce qui permet de détecter et explorer des mouvements de fond de la société avec un sens de la narration et du récit, comme le mettent en avant plusieurs membres de l’équipe des Jours. Ainsi, François Meurisse, journaliste éditeur, cite la série Trash investigation de Thibaut Schepman : « Parce que le fond est intéressant : le fait de retracer le trajet de nos déchets de leur non-disparition jusqu’à leur production. J’aime la thématique des déchets, on voit qu’à partir d’une matière peu noble on raconte beaucoup de choses sur notre société. Et les préoccupations environnementales et écologistes m’intéressent beaucoup. C’est une des premières obsessions écolos qu’on ait faites et ça marque le début de l’accélération des Jours sur les questions environnementales. » Le fond, donc, mais aussi la forme, qui se prête particulièrement bien à cette enquête, poursuit François Meurisse : « Elle utilise très bien le dispositif des Jours, celui des épisodes, avec des notions historiques, géographiques et une idée de quête au départ. Et ça raconte beaucoup sur le fait qu’on est aveugles à tout ça. Sur l’écriture, il y avait un travail intéressant de narration. Thibaut a une écriture détendue, ni foutraque ni littéraire. Et puis il n’a pas peur du “je”, qui est une manière possible d’écrire aux Jours. C’est très incarné et on est avec lui, on comprend que c’est chiant de marcher sur les galets de la plage du Havre, qu’on s’y casse les pieds. Éditer ce genre de papiers, c’est plaisant parce qu’il y a un travail à faire en se coulant dans les pas du rédacteur. Et puis on a essayé d’innover par rapport à ce qui se fait ailleurs. Par exemple, on a une petite vidéo time-lapse dans laquelle on suit un mégot de l’index du fumeur à l’eau potable en passant par le caniveau. »
“Pôle position”, c’est assez emblématique de ce qu’on peut faire aux “Jours” : être dans un endroit et l’épuiser complètement.
La question environnementale est aussi centrale pour Sophian Fanen, journaliste, qui a choisi de mettre en avant la série Pôle position de la journaliste Leïla Miñano et de la photographe Axelle de Russé : « C’est assez emblématique de ce qu’on peut faire aux Jours, explique-t-il, être dans un endroit et l’épuiser complètement. Il y a ce côté théâtral que peuvent avoir les enquêtes chez Les Jours, avec des personnages et des décors très identifiés. On est vraiment dedans. C’est un bon exemple d’une série scénarisée dans le sens journalistique. On s’y accroche comme à une vraie série télé. Ce qu’elle dit est fort, aussi : il fait froid, la vie n’est pas facile et le réchauffement se fait mécaniquement ressentir. On voit les bienfaits maléfiques des appétits touristiques qui vont avec le réchauffement climatique. En fait, c’est du court-termisme dramatique, comme le fait de se réjouir de pouvoir utiliser la route de l’Arctique pour le transport de marchandises tout au long de l’année : ça veut simplement dire que l’Arctique fond de plus en plus vite. J’aime ce côté dual entre ce que les gens subissent et le fait qu’ils y voient une manière de changer leur vie. C’est assez affreux et très réaliste sur les opportunités offertes par le changement climatique. Quand on a lancé Les Jours, on avait déterminé des piliers qui nous définissaient. Et le climat en faisait partie. Aujourd’hui, c’est un sujet couvert par plusieurs obsessions et ça revient sous différents aspects. »
S’il est un sujet qui secoue la société de fond en comble, c’est celui du sexisme et des violences sexuelles. Chez Les Jours, deux séries le mettent particulièrement en avant : Le sale boulot par Cécile Andrzejewski et Leïla Miñano et On se lève, on se casse et on nous écoute par Sophie Boutboul et la photographe Marion Péhée choisies par Lucile Sourdès-Cadiou, journaliste éditrice : « Le sale boulot, c’est une série lancée à la suite de #metoo, #balancetonporc, etc. et ça raconte les violences sexistes et sexuelles au travail. On a beaucoup réfléchi à la manière de traiter le sujet mais avec le format des séries, c’était un peu large de parler de #metoo en tant que tel. Une autre façon de s’en emparer a été de lancer On se lève, on se casse et on nous écoute, sur une unité spécialisée dans l’accompagnement du psychotraumatisme en Seine-Saint-Denis. Pour Le sale boulot, c’était super d’avoir l’association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) comme point d’entrée. C’est bien traité : les regards extérieurs un peu plus distanciés de l’AVFT, les paroles des victimes, des juristes et des journalistes se mélangent vraiment bien. C’est une série très dure mais on a une bonne diversité d’histoires et c’est solide. Et à la fin de chaque épisode, on a décidé de mettre une adresse mail pour recueillir des témoignages et ce genre de suivi, ça se prête très bien à ce qu’on fait aux Jours. Ça me touche aussi parce que je me revendique féministe et je suis vraiment intéressée par les sujets #metoo. Il y a plein de médias qui font des choses géniales et je trouve super que Les Jours puissent y contribuer. Et puis c’est important aussi d’avoir une forme de pluralité, de diversité dans les paroles qu’on a dans les médias : souvent on voit beaucoup d’hommes et on donne la parole à beaucoup d’hommes ; c’était important d’avoir des paroles de femmes. »
“L’hydre”, ça parle du jihadisme au quotidien, sans entrer forcément dans les réseaux. Ça permet en fait de redescendre à hauteur d’hommes.
Parmi les sujets de fond des Jours, les migrants, qui font l’objet de plusieurs séries, comme Les disparus par Taina Tervonen et le photographe Laurent Hazgui, choix de Cécilia Haentjens, développeuse en stage aux Jours : « C’est la première série que j’ai lue en entier. Je trouve que ça représente bien les autres séries des Jours parce que ça mêle plusieurs dimensions. Ici, en suivant les victimes d’un naufrage en Méditerranée en 2015 qui a fait 800 morts, on a un aspect politique sur les politiques migratoires, un aspect un peu plus sensible avec le fait de retrouver les familles des disparus. Ça représente bien Les Jours parce qu’on part d’un événement auquel on rattache des questions globales et on y mêle des anecdotes. »
Les questions sociales font également partie des piliers des Jours, comme le fait remarquer Aurore Gorius, journaliste : « Le format série convient bien à des sujets où on peut aborder des questions sociales. Je pense, par exemple, aux chauffeurs avec À l’avant des berlines d’Alexia Eychenne ou Le plan D d’Alice Géraud sur le plan social qui avait lieu chez SFR, qui permettait de parler de ce plan pas seulement à travers les réunions mais aussi avec ceux qui le subissent. Et puis, dans un autre style, il y a L’hydre de Thierry Lévêque, ça parle du jihadisme au quotidien, sans entrer forcément dans les réseaux. Ça permet en fait de redescendre à hauteur d’hommes. À chaque fois, c’est beaucoup de travail avant la rédaction, des rencontres avec les gens pour les connaître avant d’écrire sur eux et ça redonne du relief à l’actu, qu’on a tendance à perdre parfois dans les médias. »
« Les séries des Jours, nos “obsessions” comme on les appelle, sont le maillage qui donne la ligne éditoriale des Jours. Elles n’ont de sens que les unes par rapport aux autres. Les Jours et leurs obsessions, ça raconte notre vision du monde en tant que média », observe Isabelle Roberts, présidente des Jours et journaliste. « Plusieurs sont importantes, comme La fête du stream de Sophian Fanen, c’est un travail de titan, un travail unique sur l’industrie de la musique aujourd’hui, qui donne d’ailleurs souvent le la sur ces sujets et qui est souvent repris par les autres médias. Il y a aussi celles d’Aurore Gorius, Les conseillers, par exemple, qui permet de comprendre comment se construit la décision politique. Ça incarne le traitement de la politique par Les Jours. On ne voulait surtout pas faire du journalisme politique en commentant les petites phrases. Si je devais en choisir une, ce serait Les revenants de David Thomson. On a eu l’idée avant que Les Jours naissent et même avant le 13-Novembre. Le jihadisme faisait partie des grands thèmes qu’on voulait traiter. On connaissait David Thomson, on savait à quel point son travail était fouillé et profond et comme cette histoire pouvait prendre tout son intérêt en série. On s’est vu à l’automne 2015 dans un bar
“The Balkanys”, c’est ce qu’on sait faire de mieux : s’ancrer dans l’actu mais la prendre en amont pour avoir le temps d’emmener le lecteur sur le sujet.
Les Jours, c’est aussi savoir se saisir d’une actualité pour la transformer en série et lui donner de la profondeur, de la mémoire, comme le fait remarquer Sébastien Calvet, directeur photo des Jours qui distingue The Balkanys par David Servenay et Pierre-Antoine Souchard : « Parce que c’est de la politique et que j’ai toujours eu un amour de la politique et des marlous. Et là, on a les deux. J’ai trouvé ça chouette parce qu’on a toute une partie où on retrace l’histoire des Balkany et de la droite des années 1980 dans l’Ouest parisien et les Hauts-de-Seine
Un procès ou bien l’examen d’un projet de loi peuvent ainsi donner l’angle d’attaque pour creuser un sujet sous forme de série. Raphaël Garrigos, directeur de la rédaction et journaliste, donne ainsi l’exemple de la récente obsession sur la loi climat, 45 heures pour sauver le monde, par Cécile Cazenave : « C’est aussi intéressant d’avoir des séries qui reprennent le feuilleton quotidien de l’examen d’un projet de loi. C’est utile sur des sujets techniques comme celui-là, ça permet d’aller au-delà de l’écran de fumée de la com. Cécile Cazenave a fait une dizaine d’épisodes pour dire exactement ce qu’il en était de ce projet. Ce qu’elle a vu a aussi permis de contrer le côté populiste qu’on imagine parfois sur les élus parce que, tous rangs et bords politiques confondus, elle a vu que les gens travaillaient vraiment à l’Assemblée. C’est intéressant d’aller à l’encontre des clichés, comme on avait pu le faire aussi sur La vie Pôle emploi par Alexia Eychenne. Souvent, ces clichés, c’est de la paresse journalistique. C’est du travail, mais il faut s’y atteler. Cécile Cazenave a passé trois semaines le nez rivé sur deux écrans en permanence. Sur l’un, il y avait les débats à l’Assemblée et sur l’autre, le Twitch du contre-examen (avec notamment Delphine Batho). Elle se nourrissait aussi de tout le travail qu’elle avait fait en amont : elle avait suivi tous les débats en commission, donc elle avait un bagage important. C’est ce qui rend l’écriture informée
Un exemple de série née d’une actualité imprévisible et pourtant si forte qu’on ne peut pas passer à côté, c’est L’homme du Président sur l’affaire Benalla que cite Augustin Naepels, directeur général des Jours : « C’est un peu une exception dans les obsessions des Jours. Elle a été construite en chorale. Quand on a créé Les Jours, on avait imaginé l’idée d’un showrunner de série qui pourrait commander des épisodes à d’autres auteurs. Ça ne s’est jamais vraiment fait comme ça, sauf pour l’affaire Benalla. À un moment donné, cette affaire est tellement devenue le centre de l’actualité qu’il fallait en faire une obsession. Et l’affaire en elle-même est très sérielle, avec des personnages bien identifiés. Elle est venue réveiller l’actu après le ventre mou post-présidentielle de 2017. C’était la fin de l’état de grâce du macronisme où on voyait comment avait lieu l’exercice du pouvoir dans ce mandat. Alors Aurore Gorius, Camille Polloni, Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts pouvaient toutes et tous écrire autour de cette histoire. Le traitement en série avec la force de l’actu, c’était un vrai feuilleton. Si on avait voulu une série de fiction aussi poussée, on aurait même pas osé l’imaginer. On s’est aussi rendu compte que cet inconnu, Benalla, était en fait sur toutes les photos des années précédentes. Sébastien Calvet avait retrouvé des photos, et il était partout ! »
Comme pour nos abonné·e·s, les polars du réel des Jours, les faits divers qui prennent tout leur sens sous forme de série, font partie des préférés de l’équipe des Jours. Nicolas Cori, journaliste, choisit ainsi Grégory de Patricia Tourancheau : « C’est une affaire qui m’a passionné à différents moments de l’histoire. Quand elle a commencé, j’étais jeune mais je la suivais déjà parce que, dans les médias, on ne parlait que de ça. Puis elle a rebondi à différents moments, lors du procès du père de Grégory au début des années 1990, et sans arrêt ensuite. Ça fait partie de la culture populaire. Le choix de faire cette obsession s’est fait très vite au moment où l’enquête a été relancée en 2017. Patricia Tourancheau avait interrogé des témoins de l’époque dans les années 2000. Donc elle a pu avoir des contacts avec les acteurs de l’affaire, les familles, le juge, les gendarmes. Ça a donné des papiers extraordinaires. Ce qui est fort, c’est que Patricia a réussi à retracer les liens entre le juge Simon et Laurence Lacour et entre le juge et la famille Villemin. J’apprenais des choses alors qu’on pensait tout savoir de cette histoire. Nous, ce qu’on apporte, aux Jours, c’est notre appareillage autour du temps. C’est seulement en prenant son temps qu’on arrive à comprendre comment l’histoire s’est faite. Le mélange de temporalités permet de bien comprendre tout ce qui se passe même des années après. »
Je sais que “Ci-gît Luigi” a eu un impact, une utilité parce qu’il y a des gens qui travaillaient en Seine-Saint-Denis, dans les assos, au conseil départemental qui nous ont appelés.
Même approche chez Adrien Eraud, développeur des Jours, qui, s’il avoue beaucoup « picorer les épisodes par-ci par-là » en fonction du temps qu’il a et de ses centres d’intérêt (il cite en vrac Anarchy in the UK par Marion L’Hour, Dans la seringue par Cécile Bonneau et Héloïse Rambert ou La cause du people par Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts) s’est passionné pour Tiphaine Véron a disparu par Caroline Gardin : « Celle-là, c’est l’une des seules que j’ai lu en entier (ah bravo, Adrien, ndlr) parce que le Japon est un pays qui m’intéresse énormément et j’aime voir les différences entre leur société et la nôtre. »
D’autres faits divers passent complètement sous les radars et c’est l’objet de la série Ci-gît Luigi écrite par Yann Levy et choisie par Julien Apack, responsable marketing des Jours. La réponse est… étonnante : « En tant que responsable marketing, ce qui m’intéresse, c’est l’argent et les abonnements. Cette obsession n’en a pas fait beaucoup. Commercialement, ce n’est pas une série marquante. Mais je sais qu’elle a eu un impact, une utilité parce qu’il y a des gens qui travaillaient en Seine-Saint-Denis, dans les assos, au conseil départemental, etc. qui nous ont appelés. Les histoires de pauvres n’intéressent personne, personne ne paye pour lire ça et pourtant, si on ne s’en empare pas, les situations se dégradent encore plus. Ici, c’est symptomatique parce qu’il y a un manque de moyens, un manque de prise en charge et ça fait une réaction en chaîne qui mène à ce drame. Donc je sais que cette série a eu une vie là où elle a eu de l’impact. Pour moi, elle représente la mission qu’a un média : ce n’est pas juste de faire plaisir aux lecteurs, c’est aussi avoir un rôle social. »